Article: Regards croisés : foi, féminité et société

Regards croisés : foi, féminité et société
Aujourd’hui, j’interviewe Audrey : après Sciences Po et cinq années passées dans une communauté religieuse, elle intègre le parcours Grande Ecole de l’ESSEC.
Audrey a grandi dans une famille lyonnaise où l’esprit d’entreprise se transmettait de génération en génération. Après un parcours à Sciences Po Paris en économie, elle a fait le choix singulier de rejoindre une communauté religieuse, où elle a vécu cinq années entre la France, l’Espagne et l’Autriche. Cette expérience marquante lui a permis de mûrir et de clarifier son désir d’engagement : aujourd’hui, elle reprend un master à l’ESSEC.
Un parcours hors norme
Peux-tu nous raconter ton chemin : de Sciences Po aux ordres religieux, puis à l’ESSEC ?
Pour tout dire, postuler à Sciences Po, c’était un peu me lancer dans l’inconnu.
Au lycée, j’avais choisi de suivre la filière scientifique parce que j’appréciais les mathématiques. Mais j’aimais aussi beaucoup les matières plus littéraires comme les langues vivantes, la littérature. Au moment de m’orienter pour la suite, j’ai senti que je voulais garder une formation plutôt large au début, me permettant d’ouvrir mon esprit à la compréhension du monde et de ses enjeux. Sciences Po s’est alors ouvert comme une possibilité.
J’ai beaucoup apprécié cette formation, qui m’a permis d’explorer de nouvelles matières comme la théorie politique, offrant une réflexion philosophique sur nos systèmes, ou encore l’histoire du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, précieuse pour comprendre certains enjeux actuels. J’ai aussi été particulièrement intéressée par la géopolitique environnementale autour de la gestion de l’eau, en lien avec les accords climatiques récents et leurs implications sur nos modes de vie.
Comme beaucoup d’étudiants, j’étais aussi traversée par d’énormes questions existentielles :
« Quel est le sens de mes études ? »
« Où trouver le vrai bonheur ? »
« À quoi suis-je réellement appelée ? »
Je suis née dans une famille de tradition catholique mais non pratiquante. C’est à 15 ans, au contact d’amis, que ma foi est devenue personnelle. J’ai commencé à aller à la messe régulièrement, ce qui a fait naître en moi le désir d’une vie consacrée. Consciente de mon jeune âge, j’ai néanmoins choisi de poursuivre d’abord mes études.
Donc Sciences Po. Puis troisième année du bachelor en échange universitaire, au cours de laquelle j'ai étudié la théologie et les études de genre pour approfondir ma réflexion sur ma vocation de femme dans l’Église et dans le monde.
En France, j’avais déjà rencontré une communauté religieuse lors d’un séjour de l’aumônerie de Sciences Po à Marseille, autour du dialogue interreligieux avec l’Islam. Leur vie, marquée par six heures de prière quotidienne et la gratuité de leurs visites aux habitants du quartier, m’avait profondément marquée.
C’est toutefois pendant mon année aux États-Unis que la question de la vie consacrée a refait surface. J’ai alors décidé, à la fin de mon bachelor, de postuler pour rejoindre cette communauté afin de confronter ce désir à du concret.
J’ai donc vécu cinq ans avec ces sœurs.
La première année, j’étais dans la maison mère, en formation. J’ai ensuite reçu l’habit, et ai été envoyée en Espagne, près de Valence. Le petit monastère qu’elles ont là-bas est en altitude, dans un lieu très retiré.
L’électricité et l’eau de la ville n’y parviennent pas. Pour vivre, nous avions donc des plaques solaires, et un puits d’eau potable.
J’y suis restée pendant 3 ans, cela a été dépouillant en termes de confort, mais fortifiant pour cette raison même. J’ai découvert en moi une résilience et fait l’expérience de ressources intérieures dont je méconnaissais l’existence.
J'ai ensuite été envoyée à Vienne en Autriche. Même vie de sœurs, mais dans un contexte très différent : au cœur d’une grande métropole européenne.
Nous étions quasiment tous les midis au restaurant social, pour manger et échanger avec les pauvres et les réfugiés. Plusieurs vagues d’immigration ont eu lieu en Autriche, d’abord la vague venant des pays de l’ex-Yougoslavie - Macédoine, Kosovo surtout - puis Irak et Syrie, ensuite, plus récemment, l’Ukraine.
Mon expérience immersive à Vienne a été très formatrice. Au contact direct de personnes réfugiées, j’ai mieux saisi la réalité de la crise migratoire en Europe et mis en perspective les cours de géopolitique suivis à Sciences Po. J’ai aussi réalisé que, si la vie consacrée auprès des plus pauvres était belle, mon épanouissement passerait davantage par une vie professionnelle engagée.
J’ai donc quitté la communauté en novembre 2024. Ces derniers mois ont été consacrés à ma réorientation.
Je songeais à la finance, mon projet initial après Sciences Po, mais j’étais freinée par les stéréotypes du secteur : appât du gain, la soif de pouvoir et d’influence, le fait de rogner sur ses valeurs propres.
Je me suis donc tournée vers la dimension d’impact en finance : Comment encourager et promouvoir des projets qui ont du sens par la finance ?
Il y a en fait tout un mouvement dit de finance responsable en plein essor depuis les années 2000. Pour moi, il s’agirait de pouvoir concilier une soif d’engagement, des valeurs fortes, et le besoin d’exercer un métier stimulant.
J’ai candidaté à plusieurs masters et grandes écoles, et ai choisi l’ESSEC pour son programme en alternance et son fort engagement en responsabilité sociale et environnementale. J’aborde ainsi cette nouvelle étape avec ambition, joie et humilité.
Qu’est-ce qui a guidé chacune de ces transitions ?
La soif de bonheur est sans aucun doute quelque chose qui m’a profondément accompagnée à toutes les étapes de mon parcours.
« Suis-je épanouie dans ce que je vis, dans ce que je fais ? »
Bien sûr, la vie n’est pas toujours facile et l’appel a aussi été d’apprendre à persévérer dans des situations challengeantes. J’ai pu acquérir de la résilience à travers les étapes plus difficiles de la vie religieuse, de la capacité à aller de l’avant, ce qui m’a servi au moment de me réorienter, et qui me sert encore aujourd’hui.
Je reconnais toutefois que c’est cette soif d’un davantage qui m’a poussée à entrer dans la vie religieuse après mon bachelor à Sciences Po. C’est aussi cette même soif qui m’a poussée à quitter la vie religieuse, sentant que j’avais besoin de me trouver dans une vie professionnelle dans le monde civil, qui soit à la fois engagée et stimulante.
Féminité vécue dans la foi
Comment as-tu vécu ton identité de femme dans le cadre religieux ?
La vie religieuse intègre pleinement la dimension de la féminité. En termes théologiques, les religieuses sont mystiquement unies au Christ. Il y a donc une forme de sponsalité dans l’union à Dieu qui est vécue. Elles mènent aussi une vie de prière et de travail, et portent les intentions du monde dans cette offrande. Il y a donc une forme de maternité spirituelle qui se développe aussi au fil du temps.
Personnellement, j’ai aussi réalisé par la vie religieuse que la féminité se manifeste par la force intérieure. Là où les hommes sont plus forts physiquement, les femmes puisent en conséquence plus profondément leur force propre.
Bien sûr, il est difficile d’aborder ces différenciations sans beaucoup de nuances et de prudence. Mon cheminement en vie religieuse m’a toutefois réellement fortifiée dans mon être de femme. Dans mon corps - avec de nombreuses heures de chantier qui m’ont fait les bras ! - mais aussi en mon âme. J’ai aussi pu découvrir que la sensibilité, la vulnérabilité ne sont pas des fragilités mais des forces, à partir du moment où elles nous ouvrent aux autres pour mieux les comprendre et les rejoindre.
Ton rapport à la maternité a-t-il évolué à travers cette expérience ?
Oui, je pense. J’ai découvert que la maternité réside essentiellement dans la transmission de la vie. C’est pourquoi les religieuses sont aussi mères d’une certaine manière.
Là où l’on reçoit la vie biologique de notre mère biologique, il y a des personnes qui peuvent aussi nous transmettre la vie spirituelle, que je considère comme une dimension essentielle de la personne.
Y a-t-il des stéréotypes ou représentations de la féminité dans l’Église qui t’ont marquée ?

Oui, pour moi, la représentation féminine par excellence est la Vierge Marie. Il y a presque toujours une représentation d’elle dans les églises, en statue ou en icône.
Elle est aussi très célébrée dans le calendrier liturgique catholique. La fête de son Assomption le 15 août, de sa nativité le 8 septembre, du jour où Jésus a été conçu en elle de manière virginale le 8 décembre, de la Visitation, le jour où elle s’est rendue chez sa cousine Elizabeth le 31 mai.
Marie est pour moi une figure de pureté, de dynamisme, de confiance en Dieu qui m’aide dans ma vie quotidienne.
Quelles idées reçues aimerais-tu déconstruire sur la vie religieuse ou sur les femmes de foi ?
Une idée que je voudrais déconstruire est que les femmes seraient au deuxième plan dans le christianisme, cachées derrière un premier rôle attribué aux hommes.
En fait, les femmes de la Bible étaient des femmes fortes et influentes. Les femmes de l’Ancien Testament par excellence ont joué un rôle très important dans l’histoire du peuple hébreu.
Déborah était une prophétesse et une juge. Elle a mené les Israélites à la victoire contre les Cananéens et a montré des qualités de leadership et de courage. Esther est une reine juive qui a risqué sa vie pour sauver son peuple des persécutions et qui a montré par là son dévouement et son intelligence.
Dans le Nouveau Testament, nous avons la figure de Marie, vers qui aboutissent en fait ces figures fortes de l’Ancien Testament car elle est celle par qui Jésus-Christ s’est incarné. En elle s’accomplissent toutes les vertus que l’on peut relever chez les femmes de l’Ancien Testament.
Regard sur la société et la place des femmes
Quel regard portes-tu sur la place de la spiritualité dans la société actuelle ?
Je remarque effectivement une soif des personnes vers le spirituel. Quand j’étais sœur, nous nous déplacions en stop, et souvent je constatais que les gens qui nous prenaient n’avaient rien à voir ni avec l’Église ni avec la foi mais ils portaient en eux-mêmes une recherche spirituelle assez profonde.
Je pense qu’il y a comme une prise de conscience généralisée que la consommation ne comble pas jusqu’au plus profond de nos aspirations.
Le nombre de baptêmes d’adultes est par exemple en forte croissance en France depuis 3 ans. En 2025, ce chiffre a dépassé les 10 000. Il était de 7000 en 2024, et d’un peu plus de 5000 en 2023. Les jeunes adultes (18-25 ans) représentent 42%* du chiffre de 2025.
On observe en fait comme un frémissement, une prise de conscience que nous ne sommes pas qu’un corps, mais sommes aussi une âme, qui a aussi besoin qu’on prenne soin d’elle.
Comment réconcilier modernité, féminisme et engagement spirituel ?
Pour moi, modernité, féminisme et engagement spirituel ne sont pas incompatibles, même si leur rapprochement peut susciter une certaine tension.
Le féminisme a connu plusieurs vagues : les premières étaient centrées sur le droit de vote, l’éducation ou les droits matrimoniaux, choses majoritairement acquises dans nos sociétés occidentales. Mais certaines revendications récentes peuvent sembler aliénantes, comme l’idée qu’une femme ne serait accomplie qu’à travers une carrière influente.
Je suis partisante d’un féminisme qui respecte les femmes dans la diversité des aspirations qui les traversent. Il faut aussi continuer à leur garantir l’accès aux postes de décision, en agissant sur les mécanismes sociaux qui les défavorisent encore.
Je pense également qu’il faut beaucoup respecter une femme qui choisit d’être simplement mère au foyer pour prendre soin de ses enfants. Cela est beau, et cela n’est pas moins bien qu’une femme dirigeante d’entreprise.
La maternité est justement une voie d’accomplissement de la féminité, et certaines femmes trouvent un épanouissement complet dedans.
Les deux options ne sont, de surcroît, pas contradictoires. Je connais des femmes diplômées qui ont choisi de mettre temporairement leur carrière entre parenthèses pour leur famille, sans que cela doive être vu comme une régression. Certaines s’investissent davantage dans des initiatives spirituelles, ce qui n’est pas un asservissement mais un véritable lieu de don de soi, et c’est une richesse.
Comment aimerais-tu voir évoluer le rôle des femmes dans la société et dans les institutions spirituelles ?
Cette question est difficile car elle touche à la gouvernance de l’Église.
Mais je pense personnellement qu’il faut évoluer vers plus de représentation féminine.
Le Pape François avait d'ailleurs déclaré: "Depuis qu'elles sont là, […] les choses vont beaucoup mieux" Vatican News, 29 septembre 2024
Il y a déjà eu de belles avancées en la matière avec la possibilité pour tout fidèle d’être à la tête d’un dicastère en 2022. Depuis janvier 2025, sœur Simona Brambilla est préfète du dicastère pour les instituts de vie consacrée et les sociétés de vie apostolique. Cette nomination a été historique car c’est la première fois qu’une femme devient responsable d’un dicastère au sein de la Curie Romaine.
Féminisme et engagement
Comment définis-tu ton rapport au féminisme après ce parcours ?
J’ai aujourd’hui un rapport moins passionnel au féminisme. Au début de mon engagement féministe, il y avait vraiment une veine de revendication en face de situations d’injustices. Dans certains pays, il demeure encore de réelles injustices, voire violences envers les femmes.
En ce qui concerne nos pays occidentaux, je pense que le féminisme juste, c’est de permettre aux femmes une vraie liberté. Liberté de poursuivre de grandes études, une longue carrière. Liberté aussi de pouvoir être femme au foyer sans être jugée pour cela.
Je suis assez édifiée par la culture américaine, où l’on trouve des familles d’une dizaine d’enfants qui rayonnent et véhiculent un témoignage très heureux, parfois plus heureux que la famille type de deux enfants qui vit à Paris en appartement, dont les parents sont cadres dans un secteur professionnel très tertiarisé. Il faut laisser place à une diversité de voies d’épanouissement pour la femme, et pour l’homme aussi.
Quelles valeurs de ton passage dans les ordres te suivent encore dans ta vie actuelle ?
Il me semble que j’ai gardé certaines valeurs d’humanisme et de fraternité. La vie religieuse a aussi été très intense pour ce qui est de l’engagement qu’elle demande. Je pense garder aussi comme valeur celle de l’assiduité au travail, la rigueur, mais aussi la responsabilité, la maturité, la résilience.
Par ailleurs quand je suis sortie de la vie religieuse, j’ai assez rapidement eu le désir de rejoindre l’Association pour l’Amitié qui propose des colocations entre jeunes professionnels et personnes en grande précarité. J’ai la chance d’y vivre aujourd’hui une expérience qui rejoint ce que je connaissais chez les sœurs dans le sens d’une gratuité avec les personnes, d’une fraternité universelle avec chaque homme, chaque femme.
Tes aspirations et projets pour la suite
Je peux très clairement dire aujourd’hui que je souhaite me former techniquement à la finance. J’ai par exemple commencé à apprendre à coder sur Python, et j’ai choisi de suivre un cours pour cela à l’ESSEC, car c'est utile en finance de marché, mais aussi en finance d’entreprise.
Aussi, une société de gestion d’actifs s’est intéressée à mon profil, car ils cherchaient quelqu’un pour développer des critères de Doctrine Sociale de l’Église pour analyser certains investissements.
Mes projets restent donc très ouverts et à l’écoute des opportunités qui se présenteront. Une ligne directrice est pour moi de cultiver cette soif d’apprendre, d’être « enseignable » en un mot. Il me semble ainsi très important de m’enrichir des milieux dans lesquels je vais évoluer, tout en y transmettant un engagement humain et éthique.
Sources :
*Enquête Catéchuménat de la Conférence des Evêques de France 2025
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